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A mon humble avis
2 février 2006

Le vieux qui peignait dans son rêve

            Il était une fois un roi qui s’ennuyait dans son royaume. Comme il se plaignait sans cesse à ses conseillers et se rendait insupportable, l’un d’eux lui dit un jour :

            - « Il me semble, Sire, que vous aviez jadis un ami, un artiste, qui savait chasser votre mélancolie ».

             – «  Tu as raison, dit le roi, tu te souviens donc de ce peintre ? Tu te rappelles son visage et son sourire? ».

            – « C’était aussi mon ami », dit pensivement le conseiller. « Pourquoi ne pas chercher à le revoir ? ».

             Le roi se mit à réfléchir et ne répondit pas. Le lendemain, il fit appeler le conseiller, lui ordonna d’aller à la ville et d’en ramener son ami. « Je n’en peux plus », ajouta t-il, « je veux essayer de retrouver un peu de joie en le regardant peindre. Et surtout, dis-lui que je veux exposer ses tableaux dans la grande galerie du palais ». Alors le conseiller se mit en route.

            Après plusieurs jours de voyage, il arriva à la ville, un matin d’hiver et il vit que tout avait bien changé : de grands immeubles avaient été construits et les jardins avaient disparu. Il passa d’abord devant la maison du peintre sans la reconnaître. En revenant sur ses pas, il aperçut, entre deux bâtiments neufs, une petite porte entrebâillée. Sur le seuil, une servante lui souriait. - « Entrez », lui dit-elle, « nous vous attendions pour déjeuner ».

            Le conseiller fut surpris, mais il n’hésita pas longtemps, car une délicieuse odeur de volaille rôtie flottait dans l’air et il était affamé. Il se laissa conduire le long d’un couloir, traversa une salle à manger où le couvert était mis ; la servante le fit passer par un petit jardin orné de sculptures et l’introduisit dans un salon.

            Il aurait bien voulu s'asseoir,  mais les canapés et les fauteuils étaient occupés par sept chats qui le dévisageaient d’un air interrogateur. Enfin, l’un d’eux, un gros chat gris, se poussa comme à regret pour lui faire une place. Une fois assis, le conseiller s’aperçut que les murs de la pièce étaient couverts de tableaux aux merveilleuses couleurs. Tout en caressant le chat gris, il s’absorba dans leur contemplation.

            Il fut tiré de son extase par le bruit d’une discussion animée. Puis il entendit une  porte s’ouvrir avec fracas. Il se retourna et vit entrer une femme élégante, suivie d’un jeune homme qui portait d’une montagne de dossiers.

            -« Vous voilà enfin », s’écria la femme, « où étiez vous passé ? Nous vous attendons depuis des heures, et croyez bien que je n’ai pas que cette exposition à organiser ! »

            Le conseiller était fort étonné.

            -« Ce n’est rien », se ravisa la femme, comme si elle s’était souvenue de quelque chose qui plaidait en faveur du conseiller. « Nous vous avons préparé des dossiers. Montrez-les, Gérald, dépêchez-vous, monsieur le conseiller déjeune avec nous et il est certainement pressé ».

            - « Mais non », dit doucement le conseiller, « je n’ai pas besoin de dossiers et je ne suis pas pressé, je voudrais seulement voir… »

            - « A cette heure-ci, mon mari travaille dans son atelier », l’interrompit-elle, « vous le verrez à table. En attendant, je vous présente Gérald, son assistant, il pourra vous donner tous les renseignements que vous voulez. Nous avons préparé des budgets prévisionnels… »

            -«  Et voici les reproductions des tableaux qui seront exposés », continua le jeune homme, un peu intimidé par le silence du conseiller.

            Celui-ci s’était retourné pour regarder un tableau où se mêlaient harmonieusement mille nuances de bleu et de gris. Après quelques minutes, il se mit à parler distraitement, sans cesser sa contemplation :

            - « Nous aviserons plus tard, pour cette exposition. Je voudrais d’abord voir… »

            -« Bien sûr », dit l’épouse du peintre, en tâchant de prendre un air aimable. « Je vais vous conduire auprès de mon mari. Mais nous ne resterons pas longtemps, il se fatigue vite. » Et elle s’empara du bras du conseiller. Accompagnés du jeune homme, ils parcoururent des pièces remplies de dossiers et de boîtes brillantes, des « ordinateurs », lui dit-on. Il vit aussi une bibliothèque qui lui sembla entièrement consacrée à l’artiste. Enfin, ils se trouvèrent devant la porte de l’atelier.

            -« Je vous préviens… » commença t-elle, l’air soucieux. Puis elle se tut, car le conseiller, la devançant, était entré dans l’atelier.

            Tout d’abord, il ne vit que la lumière qui jaillissait du plafond, percé d’une immense fenêtre. Ensuite, son regard descendit et se posa sur d’innombrables toiles couvertes de couleurs qui lui parurent magiques : des jaunes glorieux, des verts tendres, des rouges saisissants, et surtout des bleus et des gris qui éveillaient en lui des émotions inconnues. Eberlué, il n’entendit même pas ses compagnons entrer. Mais le bruit d’eau qui emplissait la pièce cessa soudain, et il prit conscience qu’un robinet avait été fermé. Comme si elle parlait à un enfant, la femme s’adressa à quelqu’un qu’il ne voyait pas. – « Tu as encore laissé l’eau couler, toute la matinée … ».

            Il remarqua alors, dans un coin, une petite silhouette vêtue d’une blouse blanche constellée de taches de couleur, un visage à la fois très vieux et enfantin,  des mains couvertes de peinture, et ce sourire dont il se souvenait si bien.

            - " Le roi m’envoie "… commença – t-il. Mais il ne put continuer, car il avait la gorge serrée. Son ami avait tellement changé !

             Comme le vieillard continuait à sourire, il s’enhardit : il s’approcha de lui, en évitant les toiles qui jonchaient le sol de l’atelier, et tendit les bras, comme pour l’embrasser. A son grand étonnement, le vieillard ne fit pas un geste. Son regard lui parut vide. Il ne le reconnaissait donc pas ? 

            C’est alors que la femme, qui les avait observés, se jeta sur lui et l’entraîna brusquement par la main hors de la pièce, avec un flux de paroles : – « Il ne faut pas …il ne faut rien dire … à personne … Il ne se souvient de rien ... même moi, il me reconnaît à peine …il est dans son rêve, il peint dans son rêve…il faut qu’il peigne… »

            Alors le conseiller comprit que son ami était déjà bien avancé sur la route qui mène au pays dont on ne revient pas. Il retira sa main de celle de la femme et s’enfuit en courant de la maison du peintre, sans chercher à retenir ses larmes.

            On dit qu’il n’osa même pas revenir au palais pour rendre compte au roi de sa mission.

            Heureusement, la femme du peintre alla elle-même trouver le roi et lui apporta les plus beaux tableaux de son mari. Comblé de joie, le roi les exposa dans son palais et  invita tous ses sujets à venir les contempler.

            Quant au vieillard, chaque jour, comme dans un rêve, il continue à peindre.

            

             

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Commentaires
C
Il doit y avoir de la psychanalyse dans tout ça... !! En tout cas voilà un blog bien plus intello que le mien, bravo !!
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