Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

A mon humble avis

30 juillet 2006

Sandor Marai

     "Les confessions d'un bourgeois", de Sandor Marai, intitulé par l'éditeur "roman"- mais ce sont plutôt des mémoires- a été écrit en 1934, publié aux éditions Albin Michel en 1993, traduit du hongrois par Georges Kassai et Zéno Bianu, et réédité en 2005, collection "Les grandes traductions", 461 pages et 23,50 €.

     Pour continuer sur les écrivains hongrois, après cinq mois d'interruption - j'ai ouvert entre temps un autre blog : "vient de paraître", où je rends compte uniquement des livres de l'année - j'ai lu "Les confessions d'un bourgeois" de Sandor Marai.

     Le tome I, consacré par l'auteur à son enfance et à son adolescence, est une merveille, comparable à ce qu'il y a de plus beau en matière d'autobiographie, selon moi : "Les Confessions" de Rousseau, "Le monde d'hier", de Stephan Zweig,  et "La vie d'Arséniev", d'Ivan Bounine.

     Dans une petite ville de Hongrie, au sein d'une famille de banquiers d'origine allemande, nous découvrons  la manière de vivre de la bourgeoisie, d'après les souvenirs impitoyables d'un enfant.Tel Rousseau, annonçant sans le savoir la Révolution, Sandor Marai nous donne des indices pour comprendre des événements arrivés après son livre. Ainsi, son rappel de l'attitude des bourgeois en question envers les Juifs est significatif : la famille Bonjour, juifs pauvres et pratiquants, est traitée avec compassion et condescendance, "comme des sauvages acclimatés", au contraire,  la famille Weinreb, juifs assimilés et cultivés, est jalousée et détestée : "ils représentaient à nos yeux une menace dont nous eussions été bien incapables de définir l'objet". L'auteur se rappelle, enfant, avoir enfermé le fils Weinreb dans la chaufferie de l'immeuble, et avoir gardé le silence tandis que la police, tout l'immeuble et Mme Weinreb, cherchaient l'enfant à grands cris. Le lendemain matin, découverte par le chauffagiste, la victime ne dénonce pas son persécuteur, comme si elle avait trouvé une raison à cette brimade.

     Cette première partie comporte toutes sortes d'anecdotes savoureuses et de formules à méditer, et dresse un tableau à la fois ironique et tendre de la vie de famille, où chacun retrouvera des souvenirs personnels.

     Le tome II est consacré aux errances de l'auteur à travers l'Europe, à Berlin, Paris, Florence et Londres, villes où il exerce le métier de journaliste et d'écrivain. La description des Français est instructive : "à Paris, au cours des premières semaines de mon séjour, je compris que je pourrais mourir sous les yeux des Français sans qu'ils me tendent un verre d'eau, sans même qu'ils réagissent par un haussement d'épaule". Les Français haussent les épaules, n'aiment pas les étrangers, sont obsédés par la sécurité, idolâtrent l'argent et mangent quantité de salade verte. C'est toujours vrai.

     A partir de ces détails et de réflexions plus profondes, Sandor Marai décrit ses années de formation et son apprentissage du métier d'écrivain ; les plus belles pages sont à la fin : " Au moment où mon père ferma les yeux pour toujours, je compris que la mort n'était ni un bien ni un mal, mais une chose neutre, dépourvue de tout caractère".

    En somme, j'ai passé quelques heures dans l'intimité d'un écrivain et je ne le regrette pas. Voici la conclusion du livre : "Quant à moi, tant qu'on me laissera écrire, je m'efforcerai de montrer qu'il fut une époque où l'on croyait à la victoire de la morale sur les instincts, en la force de l'esprit et en sa capacité à maîtriser les pulsions meurtrières de la horde..." C'était en Hongrie, en 1934.

Publicité
Publicité
17 février 2006

Imre Kertész et Péter Esterhazy

"Etre sans destin", "Le refus", "Liquidation", "Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas", "Un autre, chronique d'une métamorphose", je les ai empilés devant moi, ces livres d'Imre Kertész et ces titres en disent déjà pas mal sur l'auteur.

On ne sort pas sans blessure de "Etre sans destin", le "Si c'est un homme" d'Imre Kertész. Il n'y a qu'à citer cette phrase sur son arrivée à Auschwitz : "Dans la précipitation, je ne savais même pas par où aller, je me rappelle juste que pendant ce temps j'avais un peu envie de rire, d'une part à cause de l'étonnement et de mon embarras, à cause de cette impression que j'avais d'être tombé soudain au beau milieu d'une pièce de théâtre insensée où je ne connaissais pas très bien mon rôle, d'autre part, à cause d'une pensée fugace qui n'a fait que passer dans mon imagination : la tête de ma belle mère quand elle se rendrait compte qu'elle m'attendait en vain pour dîner". Cet humour est pire que la politesse du désespoir. Dans "L'étranger", Camus pratique aussi la distanciation, c'est poignant mais ce n'est pas corrosif. L'humour d'Imre Kertész est ravageur.

Dans "Le refus" et "Liquidation" , c'est l'écrivain qui parle, de l'écriture et des écrivains, dans la Hongrie stalinienne et post-stalinienne. Quant à "Kaddish"..., je n'ai pas pu le terminer. Et "Un autre", je ne l'ai pas commencé. J'y reviendrai peut-être.

Kertész me fait l'effet d'un homme qui souffre et qui ne veut laisser personne s' approcher. Ce qu'il transmet, c'est la distance et la difficulté de la communication.

Au contraire, Péter Esterhazy, dans "Revu et corrigé", livre ses tourments au lecteur. Ainsi, il note ses larmes par (l) et ses apitoiements sur lui-même par (a), comme des signes de ponctuation. C'est magnifique, bien que ce ne soit pas un livre ... L'écrivain vient de terminer un ouvrage à la gloire de son père disparu, le comte Matyas Esterhazy. Quelques jours avant la parution de ce livre, il va consulter les dossiers de la police sur sa famille et il se voit remettre les rapports écrits par ce père bien aimé, qui était en réalité un agent secret de la police communiste. Il écrit alors une sorte de journal, autour de quatre dossiers contenant les rapports de son père, et revoit toute sa vie sous ce nouvel éclairage. Et voici la phrase que je préfère : "Ce qui m'intéresse (!) surtout, ai-je dit, impassible, tel un Flaubert au repos, c'est la façon dont un monde nouveau se dévoile ; la surprise. Le fait que quelqu'un n'est pas celui qu'il est. Qu'il est ce qu'il est." (p. 139, éd Gallimard).

Moi aussi, c'est exactement ce qui m'intéresse.

Je lui emprunte aussi ce vers de Karinthy (p. 236), pour définir le contenu de ce blog à partir d'aujourd'hui : "puisque  je ne peux le dire à personne, je le dis à tout le monde".

2 février 2006

Le vieux qui peignait dans son rêve

            Il était une fois un roi qui s’ennuyait dans son royaume. Comme il se plaignait sans cesse à ses conseillers et se rendait insupportable, l’un d’eux lui dit un jour :

            - « Il me semble, Sire, que vous aviez jadis un ami, un artiste, qui savait chasser votre mélancolie ».

             – «  Tu as raison, dit le roi, tu te souviens donc de ce peintre ? Tu te rappelles son visage et son sourire? ».

            – « C’était aussi mon ami », dit pensivement le conseiller. « Pourquoi ne pas chercher à le revoir ? ».

             Le roi se mit à réfléchir et ne répondit pas. Le lendemain, il fit appeler le conseiller, lui ordonna d’aller à la ville et d’en ramener son ami. « Je n’en peux plus », ajouta t-il, « je veux essayer de retrouver un peu de joie en le regardant peindre. Et surtout, dis-lui que je veux exposer ses tableaux dans la grande galerie du palais ». Alors le conseiller se mit en route.

            Après plusieurs jours de voyage, il arriva à la ville, un matin d’hiver et il vit que tout avait bien changé : de grands immeubles avaient été construits et les jardins avaient disparu. Il passa d’abord devant la maison du peintre sans la reconnaître. En revenant sur ses pas, il aperçut, entre deux bâtiments neufs, une petite porte entrebâillée. Sur le seuil, une servante lui souriait. - « Entrez », lui dit-elle, « nous vous attendions pour déjeuner ».

            Le conseiller fut surpris, mais il n’hésita pas longtemps, car une délicieuse odeur de volaille rôtie flottait dans l’air et il était affamé. Il se laissa conduire le long d’un couloir, traversa une salle à manger où le couvert était mis ; la servante le fit passer par un petit jardin orné de sculptures et l’introduisit dans un salon.

            Il aurait bien voulu s'asseoir,  mais les canapés et les fauteuils étaient occupés par sept chats qui le dévisageaient d’un air interrogateur. Enfin, l’un d’eux, un gros chat gris, se poussa comme à regret pour lui faire une place. Une fois assis, le conseiller s’aperçut que les murs de la pièce étaient couverts de tableaux aux merveilleuses couleurs. Tout en caressant le chat gris, il s’absorba dans leur contemplation.

            Il fut tiré de son extase par le bruit d’une discussion animée. Puis il entendit une  porte s’ouvrir avec fracas. Il se retourna et vit entrer une femme élégante, suivie d’un jeune homme qui portait d’une montagne de dossiers.

            -« Vous voilà enfin », s’écria la femme, « où étiez vous passé ? Nous vous attendons depuis des heures, et croyez bien que je n’ai pas que cette exposition à organiser ! »

            Le conseiller était fort étonné.

            -« Ce n’est rien », se ravisa la femme, comme si elle s’était souvenue de quelque chose qui plaidait en faveur du conseiller. « Nous vous avons préparé des dossiers. Montrez-les, Gérald, dépêchez-vous, monsieur le conseiller déjeune avec nous et il est certainement pressé ».

            - « Mais non », dit doucement le conseiller, « je n’ai pas besoin de dossiers et je ne suis pas pressé, je voudrais seulement voir… »

            - « A cette heure-ci, mon mari travaille dans son atelier », l’interrompit-elle, « vous le verrez à table. En attendant, je vous présente Gérald, son assistant, il pourra vous donner tous les renseignements que vous voulez. Nous avons préparé des budgets prévisionnels… »

            -«  Et voici les reproductions des tableaux qui seront exposés », continua le jeune homme, un peu intimidé par le silence du conseiller.

            Celui-ci s’était retourné pour regarder un tableau où se mêlaient harmonieusement mille nuances de bleu et de gris. Après quelques minutes, il se mit à parler distraitement, sans cesser sa contemplation :

            - « Nous aviserons plus tard, pour cette exposition. Je voudrais d’abord voir… »

            -« Bien sûr », dit l’épouse du peintre, en tâchant de prendre un air aimable. « Je vais vous conduire auprès de mon mari. Mais nous ne resterons pas longtemps, il se fatigue vite. » Et elle s’empara du bras du conseiller. Accompagnés du jeune homme, ils parcoururent des pièces remplies de dossiers et de boîtes brillantes, des « ordinateurs », lui dit-on. Il vit aussi une bibliothèque qui lui sembla entièrement consacrée à l’artiste. Enfin, ils se trouvèrent devant la porte de l’atelier.

            -« Je vous préviens… » commença t-elle, l’air soucieux. Puis elle se tut, car le conseiller, la devançant, était entré dans l’atelier.

            Tout d’abord, il ne vit que la lumière qui jaillissait du plafond, percé d’une immense fenêtre. Ensuite, son regard descendit et se posa sur d’innombrables toiles couvertes de couleurs qui lui parurent magiques : des jaunes glorieux, des verts tendres, des rouges saisissants, et surtout des bleus et des gris qui éveillaient en lui des émotions inconnues. Eberlué, il n’entendit même pas ses compagnons entrer. Mais le bruit d’eau qui emplissait la pièce cessa soudain, et il prit conscience qu’un robinet avait été fermé. Comme si elle parlait à un enfant, la femme s’adressa à quelqu’un qu’il ne voyait pas. – « Tu as encore laissé l’eau couler, toute la matinée … ».

            Il remarqua alors, dans un coin, une petite silhouette vêtue d’une blouse blanche constellée de taches de couleur, un visage à la fois très vieux et enfantin,  des mains couvertes de peinture, et ce sourire dont il se souvenait si bien.

            - " Le roi m’envoie "… commença – t-il. Mais il ne put continuer, car il avait la gorge serrée. Son ami avait tellement changé !

             Comme le vieillard continuait à sourire, il s’enhardit : il s’approcha de lui, en évitant les toiles qui jonchaient le sol de l’atelier, et tendit les bras, comme pour l’embrasser. A son grand étonnement, le vieillard ne fit pas un geste. Son regard lui parut vide. Il ne le reconnaissait donc pas ? 

            C’est alors que la femme, qui les avait observés, se jeta sur lui et l’entraîna brusquement par la main hors de la pièce, avec un flux de paroles : – « Il ne faut pas …il ne faut rien dire … à personne … Il ne se souvient de rien ... même moi, il me reconnaît à peine …il est dans son rêve, il peint dans son rêve…il faut qu’il peigne… »

            Alors le conseiller comprit que son ami était déjà bien avancé sur la route qui mène au pays dont on ne revient pas. Il retira sa main de celle de la femme et s’enfuit en courant de la maison du peintre, sans chercher à retenir ses larmes.

            On dit qu’il n’osa même pas revenir au palais pour rendre compte au roi de sa mission.

            Heureusement, la femme du peintre alla elle-même trouver le roi et lui apporta les plus beaux tableaux de son mari. Comblé de joie, le roi les exposa dans son palais et  invita tous ses sujets à venir les contempler.

            Quant au vieillard, chaque jour, comme dans un rêve, il continue à peindre.

            

             

16 janvier 2006

Une basse-cour extraordinaire

Chapitre premier

Il était une fois

Tout au fond d’un immense parc, il était une fois une grande maison où vivaient une vieille dame et sa fille. A côté de la maison, il y avait une ferme, composée de trois bâtiments : le logement du jardinier et de la cuisinière, l’écurie qui abritait un bon gros cheval de trait, et le garage où la fille de la vieille dame rangeait sa petite voiture.

Ces bâtiments formaient les trois côtés d’un carré ; le quatrième côté était séparé du parc par une clôture en grillage et un portail couvert de lierre, que l’on n’ouvrait jamais.

Pourquoi ce portail était-il toujours fermé ? Parce que dans l’espace situé entre les bâtiments de la ferme se trouvait la basse-cour où se déroule notre histoire.

Dans cette basse-cour, le jardinier élevait des lapins, quelques poules, un coq et une famille de canards.

Et personne, sauf le cheval, ne s’était jamais douté de ce qui s’y passait.


 

Chapitre 2

Samedi dans la basse-cour

Tout commença un samedi de printemps, mauvais jour pour les animaux de la basse-cour car, chaque samedi, la vieille dame, appuyée sur sa canne,  et la cuisinière avec son panier, allaient et venaient avec importance dans la basse-cour et désignaient au jardinier un pensionnaire qui disparaissait ensuite pour ne plus jamais revenir.

Ce matin-là, dans l’anxiété générale, les lapins s’agitaient dans leurs cages dont ils ne pouvaient pas sortir – seul le vieux lapin gris, Raoul, savait s’échapper sans se faire repérer -, les poules circulaient, presque sans bruit, suivies de leurs poussins tout neufs, tandis qu’au loin le coq faisait semblant de les surveiller. Près du grillage, la mère cane se reposait, entourée de ses canetons. Et au milieu de la basse-cour, il y avait un tout petit poussin, tout seul, qui frappait le sol de son bec et qui pépiait à fendre l’âme.

- « C’est vraiment insupportable, dit le lapin gris, le bruit que peut faire cet enfant. Comme si c’était le moment ! » Et il appela la cane :

- « A toi de jouer, Simone, moi, je ne sais déjà plus où donner de la tête ».

Alors la cane s’approcha tout doucement du poussin et lui fit une proposition très inattendue.


Chapitre 3

Une étrange proposition

- « Qu’est-ce qui se passe, petit poussin ? » demanda-t-elle, très calmement.

Celui-ci ne répondit pas et continua son manège.

La cane reprit : - « Que dirais-tu d’une promenade avec moi, cet après-midi ? »

Le petit poussin ne répondit toujours pas, mais il cessa de pépier.

-« Si tu es d’accord, ajouta la cane, trouve-toi devant le portail à l’heure où le soleil est le plus haut et où tout le monde fait la sieste. Je t’emmènerai faire un voyage ».

Le petit poussin fut très surpris et il leva la tête vers la cane, toujours sans répondre. -« Mais n’oublie pas, petit poussin, continua la cane : tu dois m’apporter une becquée de vers de terre pour me payer ».

Le petit poussin était bien ennuyé. Car il avait envie de continuer à être en colère, mais il était quand même tenté par le voyage proposé. Sans plus réfléchir, il se mit à chercher des vers de terre et ne vit rien de ce qui se passa dans la basse-cour pendant la fin de la matinée.


Chapitre 4

Voyage autour de la mare

A l’heure dite, il était devant le portail avec les vers dans son bec.

- « C’est bien, dit la cane, en attrapant prestement sa rétribution et en la donnant à un caneton qui passait par là, allons maintenant ». Et elle souleva de son bec le bas du grillage et fit passer le poussin, avant de se couler elle-même hors de la basse-cour. Puis elle passa devant et le poussin la suivit sur le chemin, sans dire un mot et en admirant tout ce qu’il voyait.

Quand ils arrivèrent à la mare, la cane se retourna et lui dit :

- « Si tu veux, tous les jours à cette heure-ci, je t’emmènerai te promener. Mais n’oublie pas les vers de terre ! ».

Le petit poussin ne dit toujours rien, mais il se sentit très content car il aimait les aventures. Ils firent le tour de la mare et, en rentrant, la cane lui dit : « A demain, petit poussin ! ».


Chapitre 5

Une douce habitude

Le lendemain à la même heure, et tous les jours qui suivirent, le poussin se promena avec la cane. Maintenant, il marchait à côté d’elle et bavardait gaiement. Il lui disait tout ce qui lui passait par la tête et elle l’écoutait patiemment.

- « Je n’aime pas la vieille dame, le jardinier a dit qu’elle laissait la maison et la ferme tomber en ruines et qu’est-ce qu’on deviendra, nous, quand elle sera morte ?… La fille de la vieille dame ne saura pas s’occuper de nous, la cuisinière l’appelle « la bonne à rien »… C’est vrai que la cuisinière est méchante ? C’est le lapin gris qui l’a remarqué… Pourquoi il faut se cacher quand elle vient chez nous avec son panier ? »…

Et chaque jour, quand le soleil commençait à descendre, le poussin regagnait  la basse-cour, tout heureux de sa promenade.

Au bout de quelque temps, la cane lui demanda :- « Alors, tu as toujours envie d’être en colère, petit poussin ? »

- « Oh oui, lui répondit-il. Ma mère, la grande poule blanche, ne s’occupe jamais de moi, comme vous. Elle ne donne la becquée qu’à mes frères. Et mes frères me chassent quand je veux m’approcher d’elle ». La cane ne dit rien et le petit poussin devint tout pensif. Il ne parla plus ce jour-là.

Mais le lendemain, et tous les jours qui suivirent, il reprit son bavardage. Parfois la cane lui répondait, parfois elle se taisait. Il ne savait jamais pourquoi. Mais il n’en avait cure, il aimait se promener avec la cane et dès le matin il partait en quête de vers de terre pour elle, tout joyeux et sans penser aux mauvais jours qui approchaient.

Cependant, l’été tirait à sa fin et la cane et le poussin continuaient leurs promenades malgré la pluie et le vent.


Chapitre 6

Le rêve du poussin

Ce jour-là, le poussin faisait très attention de ne pas glisser sur les feuilles détrempées qui jonchaient le chemin et il ne parla pas jusqu’à la mare.

-« Qu’est-ce que tu as aujourd’hui, petit ? demanda la cane. Je te trouve bien silencieux ».

- « Je fais attention à ne pas tomber, c’est tout », répondit-il d’un ton grognon. Comme la cane se taisait, il ajouta : - « C’est aussi que … je voudrais vous dire quelque chose  ».

La cane ne dit toujours rien, mais elle tourna la tête vers lui d’un air encourageant.

- «  J'ai rêvé ... », commença-t-il. Puis il s’interrompit et baissa la tête, comme s’il n’osait pas continuer.

- « Vas-y, raconte », l’invita-t-elle gentiment.

- « J'ai rêvé que je marchais sur ce chemin, entre deux  canetons, mes pattes s’étaient transformées en pieds palmés comme les vôtres et je n’avais pas peur de glisser ; je crois bien que j’étais devenu caneton et que vous étiez ma maman ».

Puis il ajouta très bas : - « Je voudrais tellement que ce soit vrai ».

-« Ah bon ! » soupira la cane, comme si elle s’y était attendue.

- « Ma mère, jamais elle ne me regarde, jamais elle ne me donne de grain ni de vers, il n’y en a que pour mes frères. Je serais bien mieux avec vos canetons ».

- « Bon »,  répéta la cane, d’un air préoccupé, tandis qu’ils abordaient le tour de la mare. Le poussin trouva qu’elle marchait vite, comme si elle voulait chasser des pensées désagréables, et cela lui fit peur. Il se demanda s’il l’avait mécontentée.


Chapitre 7

Révélations

Après un silence qui dura longtemps, la cane s’arrêta brusquement, se retourna vers le poussin et lui dit :

- « Ecoute-moi bien, poussin. Je te trouve courageux car tu n’as pas eu peur de l’aventure. Et tu es sympathique et observateur. Mais je ne peux pas être ta maman et je vais te dire pour quelle raison. Est-ce que tu t’es demandé pourquoi je ne sors mes canetons que le soir et les nuits de clair de lune ? »

- « Non », reconnut le poussin, étonné.

- « C’est parce que tout le jour, pendant que tu es dans la basse-cour, je me promène autour de la mare avec les animaux que Raoul, le lapin gris, m’a confiés, ceux qui ont besoin qu’on s’occupe d’eux ».

Le petit poussin était très surpris. « Vous voulez dire … qu’il n’y a pas que moi ? Vous parlez avec d’autres poussins ? »

« Et bien d’autres animaux moins gentils », sourit la cane. « Des qui griffent, des qui mordent … »

« Quoi ? dit le poussin, ébahi. Puis, après réflexion, il demanda : «  Pas le cheval, quand même ? »

La cane se mit à rire. -  « Non, pas le cheval, quand même, lui, quand il est déprimé,  c’est Raoul qui y va, et il se déplace à l’écurie. Mais il faut que tu le saches, quand je me promène avec toi, ce n’est pas pour le plaisir : c’est mon métier et j’ai besoin des vers que tu m’apportes pour nourrir mes canetons ».

Elle se tut un instant et soupira, comme pour elle-même :- «  Parce que si j’attendais après leur père… »

- « Je ne serai jamais ta maman, conclut la cane. Et tu ne seras jamais un caneton. Mais ne sois pas triste, car j’ai quand même une belle surprise pour toi ».


Chapitre 8

Une grande surprise

- « Qu’est-ce que c’est ? » demanda le poussin d’un ton boudeur, en cachant son envie de pleurer.

- « Regarde », dit la cane, en lui montrant la mare. Comme le vent s’était calmé, le poussin vit que la mare était devenue toute lisse et qu’elle reflétait comme un miroir les arbres qui l’entouraient.

- « Approche-toi du bord, nigaud. Qu’est-ce que tu vois ? »

- « Ce n’est pas possible … On dirait, on dirait ma maman, en plus jeune ; quelle jolie poulette blanche ! ». Le poussin était fasciné.

- « Hé bien, dit la cane, qu’est-ce que tu en penses ? »

Le poussin était trop stupéfait pour penser. Au bout de quelques minutes, il regarda la cane, qui donnait des signes d’impatience.

- « Je vais être en retard, si tu n’es pas plus rapide. Viens maintenant, rentrons. Je vais tout t’expliquer ».

Et ils prirent le chemin du retour.

- « Ce n’est pas la peine, dit enfin le poussin, j’ai compris… »

- « Voilà, dit la cane, cette jolie poulette blanche… »

- « C’est moi, reconnut le poussin, incrédule, c’est vraiment moi… »

Puis il rentra dans la basse-cour, tandis que la cane, très affairée, repartait de son côté. Où pouvait-elle encore aller ? Il se le demandait bien.


Chapitre 9

Paroles du lapin gris

Il eut envie de la suivre en se cachant, car il était bien curieux de voir avec qui elle se promenait maintenant. Mais il pensa qu’elle serait fâchée si elle s’en apercevait et il ne voulait pas lui faire de peine.

Comme il restait tout préoccupé, le cou tendu vers le portail, le lapin gris vint vers lui et s’exclama :-  « Alors, jolie poulette blanche, comment te sens-tu ? ».

Le poussin se retourna pour voir à qui parlait le lapin gris.

- « C’est à toi que je m’adresse, belle jeune fille », insista le lapin. Et le poussin se rappela qu’il n’était plus un poussin, et il eut très peur.

- « Ne crains rien, dit le lapin, j’ai entendu la vieille dame parler de toi au jardinier, et il a bougé la tête de gauche à droite, puis de droite à gauche, plusieurs fois, tu sais ce que cela veut dire?  Cela signifie que tu vas rester ici et devenir l'une des reines du poulailler ».

La poulette blanche ne pouvait croire ce qu’elle entendait.

         - « Je ne me promènerai plus avec la cane, alors ? » demanda-t-elle tristement.

         - « L’hiver, toutes les promenades s’arrêtent, mais tu verras la cane dans la basse-cour et, au printemps prochain,  tu seras bien trop occupée. »

         - « Et à quoi donc ? » demanda la poulette,  qui se sentait déjà un peu mieux.

         - « Eh bien, tu auras une file de petits poussins, et tu sauras très bien les élever ». Et le lapin ajouta, avec un clin d’œil :-  «  D’ailleurs, si tu avais un problème … devine qui appeler ! »


Chapitre 10

Epilogue

         Dans la grande maison, la vieille dame et sa fille finissent le dîner que la cuisinière leur a préparé. Maintenant, elles ouvrent les fenêtres et se penchent au dehors pour fermer les volets. Le vent glacé, qui a chassé les nuages, entre en sifflant dans la salle à manger et elles referment bien vite les fenêtres.

          Si elles avaient regardé dans les allées du parc, éclairées par la lune,  elles auraient pu voir un spectacle bien surprenant.

C’est une cane au plumage beige et brun, avec quelques plumes bleu azur, qui se promène tranquillement : à côté d’elle trottine un lapin au pelage gris. Ils semblent oublier le froid et poursuivre une mystérieuse conversation. Mais de quoi parlent-ils donc ? Personne ne le saura jamais.

Mais nous, nous pouvons peut-être le deviner.

FIN

7 novembre 2005

Je ne sais pas quoi ni comment

Je ne saurais vous expliquer

ce que je cherche depuis des années

dans une chambre fermée

aux rideaux blancs tirés.

Le temps y est limité

mais toujours renouvelé.

Je suis assise face à elle

présente ici pour m'écouter

parler.

Je ne veux rien voir

rien entendre mais j'écoute parfois

sa voix.

Nous faisons  du langage

un usage

indéfinissable

ni bavardage ni commérage

ni conférence ni confidence 

ni aveux ni absolution

ni interrogatoire ni déposition

ni plaintes ni consultation

ni enseignement ni endoctrinement.

Nous voyageons ensemble

autour de la chambre

en cherchant je ne sais pas quoi

ni comment.

En chemin des bribes de rêves

sont interprétées

des souvenirs  évoqués

des incidents racontés.

C'est moi le centre de cet univers

temporaire.

Elle sait tout de moi je ne sais rien d'elle

et c'est exprès.

Comme une eau insaisissable

sur un terrain desséché

cette activité inlassable

m'a imperceptiblement érodée

telle une pluie qui fait du monde

de mes pensées

un jardin coloré

où je veux habiter.

Publicité
Publicité
6 juillet 2005

Vacances

   Ce mot magique déchaîne un vent de folie

    Sur notre pays.

    Partout, des maisons sont fermées,

    Des animaux sont abandonnés,

    Des personnes âgées sont laissées à des institutions débordées,

    Des enfants hospitalisés attendent en vain que leurs parents viennent les chercher.

    Vos demandes se heurtent à des visages extasiés,

    A des regards fixés vers la félicité  :

    "Impossible, je pars en congés"

    "Mais je ne peux pas, voyons : j'ai réservé".

    Quel est ce Nirvana, auquel tout sacrifier ?

    Des endroits surchauffés, des attentes prolongées, des pique-niques ensablés.

    Voici que les mères craquent et renient leur portée,

    Tandis que les pères conduisent la caravane adorée

    Le long de plages surpeuplées

    Sans pouvoir se garer.

    Et surgit la menace : divorce à la rentrée.

    Septembre avec les pluies va bien sûr ramener

    La réalité

    Mais pas le chien ni même, peut-être, la mémé.

    Bon courage quand même aux joyeux vacanciers.

20 juin 2005

La fille du général

    La fille du général est née en 1914. Elle s'appelle Françoise, son histoire a commencé par des promesses de bonheur que l'âge adulte n'a pas tenues.

    En partant pour la guerre, le général laissait, avec sa pieuse épouse, trois petits enfants : Bernard, le rêveur, la turbulente Claire et Françoise, un joyeux bébé de six mois. Quatre ans après, il avait vu mourir trop d'hommes, certains dans ses bras, et il était toujours là : cette survie suffit à le couvrir de gloire.

    A son retour, le bonheur de sa famille ne fut pas sans mélange :  en trois ans,  il fit trois enfants supplémentaires à sa femme qui en fut définitivement épuisée. Son fils Bernard, habitué à accaparer sa maman, admit très mal la concurrence insolente de ce père qu'il ne reconnut pas. Par provocation, il se tourna plus tard vers la philosophie et finit par entrer dans les ordres. Claire devint une adolescente anorexique et trouva le salut, elle aussi, dans une communauté religieuse.

     Françoise était l'enfant préféré du général. Malgré les défections de ses aînés, elle avait su ménager une forme de bonheur domestique : elle faisait marcher la maison, s'occupait des trois petits qu'elle utilisait comme bataillon de réserve pour les travaux ménagers et commandait sa mère et la bonne, sans que personne trouve à y redire. Surtout pas le général, qui retrouvait, chez sa fille, sa propre bonne humeur, son autorité et ses compétences pratiques.

    Le général appréciait aussi l'intelligence de sa fille qui, malgré ses responsabilités familiales, s'était acharnée à obtenir une licence et enseignait à mi-temps dans un collège voisin.

    Dans la grande maison  - de plus en plus délabrée au fil du temps - se succédaient les années scolaires et les vacances,  avec la ronde des célébrations religieuses et profanes : messes de minuit, réveillons et sapins de Noël,  offices de la semaine sainte, déjeuners de Pâques et courses aux oeufs ; Françoise savait aussi organiser des mondanités chaleureuses, avec des moyens modestes. La famille vivait ainsi, dans une gaieté de commande, tempérée par la dévotion et le souci de respectabilité.

    Toutefois, Françoise avait des moments de lassitude, surtout lorsque le général évoquait avec elle ses problèmes d'argent. Il n'avait pas de fortune personnelle et son traitement ne suffisait pas à couvrir les dépenses d'une vie mondaine à laquelle il ne voulait pas renoncer. "J'ai vu trop d'horreurs", disait-il à sa fille, "je veux m'amuser et oublier". 

   Elle ne trouvait pas non plus une satisfaction totale dans les pratiques religieuses qui absorbaient sa mère et ses aînés. Les réponses apportées par l'aumônier des scouts à ses questions naïves lui avaient paru étranges et même blessantes. Quant à son métier de professeur, il l'ennuyait profondément. C'est pourquoi elle pensait au mariage, au mariage chrétien, bien entendu, avec son cortège d'enfants, d'occupations ménagères et de bonnes oeuvres.

    Quand un ami lui proposa de rencontrer son frère, officier, qui cherchait à se marier, elle accepta tout de suite. Au cours de brèves entrevues, elle apprécia la prestance du candidat, semblable à celle de son père, et fut émue par les compliments qu'il lui fit. Lui-même crut avoir trouvé la perle rare : une fiancée  intelligente et sensible, dévouée et efficace. Il la croyait riche, au vu du train de vie familial, et le général, qui entrevoyait une possibilité de caser dignement sa fille, ne fit rien pour le détromper. Il lui fit même miroiter  une dot, qui ne fut bien sûr jamais versée.

    Malheureusement, sa  fille ne connut ce premier malentendu que trop tard, lorsque Guy, son mari, lui en fit le reproche amer ; le deuxième malentendu  fut physique et Guy le découvrit très vite : Françoise avait une allure masculine, des épaules larges et un corps massif, avec la poignée de mains énergique des cheftaines et son mari s'aperçut, trop tard, qu'il aimait les femmes fines et sophistiquées.  Quant à Françoise, on l'aurait bien embarrassée en la questionnant sur les talents amoureux de son mari. D'ailleurs, elle n'avait aucun point de comparaison et ne se souciait que des enfants qui n'arrivaient pas.

    Mais le plus grave fut que  leurs caractères ne pouvaient s'accorder ; elle était candide et soucieuse de bien faire, il était dépourvu d'illusions et intéressé par l'argent. Elle aimait les cérémonies religieuses, les pélerinages, les anniversaires, il l'accusait d'hypocrisie et de conformisme et se moquait de sa foi. Elle n'avait aucun humour, malgré sa bonne humeur de commande et Guy adorait plaisanter des choses sérieuses.

    Sans prévoir tout cela, ils s'étaient mariés peu avant la guerre et furent séparés ensuite pendant cinq ans. Françoise retrouva sa famille et soigna ses parents qui moururent de privations. De l'ancienne splendeur, il ne lui restait que la religion.

    Quand Guy revint, Françoise fut enfin enceinte et en quelques années elle mit au monde trois fils qui furent désormais tout pour elle. C'était l'amour féroce d'une louve pour ses petits et cet amour lui permit d'ignorer les remarques cruelles de son mari et même ses infidélités. Elle se consacra entièrement à l'éducation de ses enfants ; cependant, son perfectionnisme  se retourna contre elle : dès l'adolescence, ses fils quittèrent la maison pour voyager aux quatre coins du monde ; seul le plus jeune finit par fonder une famille et s'installer près de ses parents.

    Guy menait sa vie de son côté, en s'arrangeant pour ne rentrer chez lui que lorsque ses enfants étaient couchés et pour travailler pendant leurs vacances. Il ne supportait ni les cris des enfants ni les excès des adolescents.  Toutefois, quand il fut âgé et malade, Françoise prouva que son éducation chrétienne l'avait marquée : elle le soigna jusqu'au bout, sans qu'aucune entente ait jamais pu s'instaurer entre eux.

    A la mort de son mari, elle se retira dans une maison de retraite et laissa enfin libre cours à sa véritable nature en sombrant dans la dépression.

    Maintenant, elle est libérée de cet entrain factice qu'elle a entretenu par devoir toute sa vie. Elle se dit trop fatiguée pour sortir de sa chambre et passe sa journée à attendre le coup de fil quotidien de son fils.

    Parfois, quand je m'éveille, une tristesse irraisonnée m'envahit et j'ai envie de pleurer. Et pourtant, tout va bien pour moi. Mais je sais que ce sentiment ne m'appartient pas. Il m'a été transmis, à travers mon père. Car la fille du général est ma grand-mère.

23 mars 2005

Déception, vérité, mensonge

"Ne gênez pas le bourreau" d'Alexandra Marinina (éd du Seuil) est une déception. C'est interminable et confus. Je l'ai lu par amitié pour l'auteur et j'ai aimé quelques digressions, sur la recherche (policière) de la vérité et sur la littérature, et pour la description de la vie en Russie aujourd'hui, mais je dois avouer que c'est très mauvais. Tous ces cafés solubles finissent par rester sur l'estomac. Cependant, l'idée était bonne (des meurtres commis sous hypnose).

Comment distinguer la vérité du mensonge, dans les interrogatoires policiers? D'après l'héroïne (Anastasia Kamenskaïa), il faut se demander pourquoi la personne dit certaines choses, et à partir de là (et non du contenu de ce qu'elle dit) on peut distinguer si c'est -ou non- la vérité.

J'ai une expérience très différente. Je détecte la vérité non pas en m'interrogeant sur celui qui parle, mais à partir de moi-même. Si ce qui est dit me met dans un état de malaise et de pitié dédaigneuse pour la personne qui parle, il y a des chances pour que ce soit vrai. "Le père Noël n'existe pas, c'est les parents" m'a dit un jour une cousine de cinq ans - j'en avais sept - et je n'ai eu que mépris pour cette information. Et quand, plus tard, j'ai éclairci ce point capital, je n'ai eu aucune reconnaissance rétroactive pour ma cousine - pas plus que de remords pour mon mépris à son égard.

Quant au mensonge, soit je le reconnais immédiatement comme tel (ainsi les démentis politiques qui expriment la vérité à l'envers), soit je le tiens pour vrai sans m'interroger. Le mensonge, c'est ce qui ne me déstabilise pas.

La vérité, la plupart du temps, dérange. Pour la déceler, je me réfère à l'expérience fondatrice de la révélation de ma cousine et quand, à l'occasion, je retrouve en moi les sentiments que cette révélation avait suscités, je me dis : il doit y avoir du vrai là dedans. Tel fut le cas quand mon frère m'apprit que mon père n'avait plus que quelques jours à vivre : dix ans après, alors que mon frère avait raison, je lui en veux encore. J'ai le même sentiment quand je m'aperçois que j'ai cru à une calomnie. Au fond, je regrette que le mensonge auquel j'ai cru ne soit pas vrai et en même temps, j'ai honte d'y avoir cru.

Je me demande si je ferais un bon enquêteur de police ? Je ne crois pas, mes critères sont trop personnels. En attendant, ils me servent, dans la vie de tous les jours, à discerner qui ment et qui dit vrai. Non sans erreurs, toujours intéressantes à analyser.

20 mars 2005

L'ange de la mort

La mort fait partie de la vie, heureusement on l'oublie la plupart du temps, mais elle est bien là. C'est quand elle va emporter un être aimé qu'elle apparaît à ses proches, comme une vision fugitive : une femme vêtue de noir, un fantôme au visage grimaçant. Elle existe, non comme un fait inéluctable, mais comme un être maléfique.

Pour l'enfant, la vie est une fête, des personnages joyeux l'accueillent et l'entraînent dans la farandole. Mais peu à peu, certains quittent la ronde - un grand père qui faisait peur, une grand mère grabataire, une enfant malade. L'enfant et l'adolescent trouvent une raison à ces départs, alors ils gardent confiance : la fête va continuer quand même.

Cependant, l'adulte voit des personnes bien proches de lui répondre à l'appel de la créature invisible : ses parents, des amis, des oncles et tantes. Alors, il se rend compte que la fête est temporaire et il s'y livre avec d'autant plus d'ardeur.

Mais, arrivé au troisième âge, il voit les rangs des invités qui s'éclaircissent dangereusement, tandis que la musique s'affaiblit. Les visages qui se tournent vers lui ne sont plus joyeux, mais respectueux - ou inquiets.

Puis il est presque seul et comprend que c'est lui, maintenant, que l'ange attend.

19 mars 2005

Les Russes et le mouvement

    Les Russes ont une étrange façon de penser le mouvement. D'abord, ils distinguent le mouvement déterminé du mouvement indéterminé. Le mouvement déterminé, c'est le déplacement qu'on fait effectivement tel jour et à telle heure, ou plusieurs fois mais toujours dans le même sens (une succession d'allers) : exemple : ce dimanche à huit heures, je vais à la pêche, ou : chaque dimanche en sortant de la messe, je vais à la pêche. Le mouvement indéterminé, c'est le déplacement dont on parle, sans l'effectuer forcément : chaque dimanche, je vais à la pêche.

    Ensuite, ils ont un verbe différent selon que l'on va à pied ou en moyen de transport. On dira de deux façons différentes : ce dimanche à huit heures je vais à la pêche à pied et ce dimanche à huit heures je vais à la pêche en voiture. Et deux autres verbes pour : chaque dimanche je vais à la pêche à pied et chaque dimanche je vais à la pêche en voiture.

    Encore quatre autres verbes si on y va en bateau ou par avion ! Là ou les Français utilisent indistinctement le verbe aller, les Russes introduisent des précisions qui confinent au scrupule.

    Pourquoi ? Peut-être qu'à cause de l'immensité de leur pays et de la difficulté de circuler l'hiver, les  déplacements sont minutieusement projetés, préparés et racontés ... Peut-être est-ce un peuple qui aime les promenades, la route ... ou qui a été contraint de circuler au cours d'exils peu souhaités, vers l'Est comme vers l'Ouest?

    Ou peut-être que le français est une langue trop peu subtile pour exprimer toutes ces nuances ? J'y vais, la réalité du déplacement et le moyen de transport m'importent peu, la route ne m'intéresse pas, ce qui compte pour moi, c'est d'arriver à l'heure prévue et d'atteindre mon but.

Publicité
Publicité
1 2 > >>
Publicité